L'anarchisme en Malaisie trouve son origine dans les activités révolutionnaires d'immigrants chinois en Malaisie britannique, précurseurs du mouvement anarchiste local, qui atteint son apogée dans les années 1920. Après une campagne de répression de la part des autorités britanniques, l'anarchisme est supplanté par le bolchevisme comme principal courant révolutionnaire. L'anarchisme resurgit dans les années 1980, dans le cadre de la scène punk malaisienne.
Histoire
Au IIe siècle les premiers États de la péninsule malaise tels que le royaume de Langkasuka se forment et dominent la région[1]. Ces derniers évoluent de Cités-États et petits royaumes vers des régimes politiques beaucoup plus vastes, capables de contrôler l'ensemble de la péninsule et sa région.
Malgré la montée en puissance des régimes malais au cours des siècles, de nombreux peuples autochtones de la péninsule se maintiennent en tant que sociétés sans État. L'un de ces groupes est le peuple Semai, une société acéphale qui vit au sein de petites colonies horticoles au centre de la péninsule[4]. Les Semai ne reconnaissent pas la notion de propriété privée[5], organisent leurs communautés à travers des assemblées publiques[6] et observent un mode de vie qui encourage le principe de non-violence[7],[8],[9],[10].
Après la Révolution de 1911, le Tongmenghui se réorganise en Kuomintang. À la suite de son interdiction par les autorités britanniques, il poursuit ses opérations dans la clandestinité : notamment la collecte de fonds pour aider l'effort révolutionnaire de la République de Chine nouvellement établie, ainsi que l'organisation d'écoles de langue chinoise et de bibliothèques en Malaisie[14].
Figures de proue de ce nouveau syndicat, les anarchistes chinois organisent à partir de Penang une base de soutien dans toute l'Asie du Sud-Est[16].
Liu Shifu lance de nombreuses organisations anarchistes en Malaisie, notamment la « Société de la vérité » et la « Société des camarades anarcho-communistes »[17].
Penang devient alors une plaque tournante pour la publication et la distribution de propagande anarchiste en Malaisie.
L'Union des travailleurs déplace sa base d'opérations dans la capitale révolutionnaire de Guangzhou, où elle organise les travailleurs de la ville en syndicats industriels.
Inspiré par l'organisation des Travailleurs industriels du Monde, le Syndicat des travailleurs crée la "Fédération Industrielle des Chinois d'Outre-Mer", afin d'unir le mouvement ouvrier chinois au-delà des frontières[18]. Le Syndicat des travailleurs malais centralise alors le syndicalisme dans le pays, dirigé par le mouvement anarchiste local[19].
Selon les autorités britanniques, le Syndicat des travailleurs malais totalise 200 000 membres à la fin des années 1910[20],[21]. Les services secrets britanniques affirment que l'organisation est contrôlée par des sociétés secrètes anarchistes chinoises et que des enquêtes ont révélé des liens étroits avec la Chine[22]. Les Britanniques interdisent le Syndicat des travailleurs malais en 1919, alors qu'il a déjà fusionné ses organisations avec le Kuomintang et a continué son organisation syndicale clandestine.
Le mouvement anarchiste organisé en Malaisie
En 1919, un groupe anarchiste chinois de Guangzhou établit la « Société de la vérité » en Malaisie[23].
Le groupe distribue à grande échelle de la littérature anarchiste dans toute l'Asie du Sud-Est, produisant même une partie de son matériel en malais[16].
En mars 1919, un cercle anarchiste de Kuala Lumpur démarre la publication du journal Yi Qunbao, diffusant ainsi une variété de documents sur l'anarchisme, l'anarcho-communisme et le marxisme[24],[25].
Selon un activiste anarchiste en Malaisie, cet évènement génère le développement de la notion de conscience de classe dans le pays[26].
Les travailleurs et les étudiants participent à des manifestations dans toute la Malaisie, organisées par la Société anarchiste de la vérité, dégénérant en manifestations, émeutes et boycotts[27].
Le journal Yi Qunbao est à l'avant-garde de la propagande pendant le Mouvement du 4 mai, qualifiant les boycotts d'« autodéfense », la lutte pour renverser le gouvernement de Beiyang d'« autodétermination » et l'objectif d'établir l'anarcho-communisme en Chine comme « l'autonomie »[25].
Cette propagande est menée par l'anarchiste Goh Tun-ban, qui exhorte les travailleurs à établir une société sans État et sans classe par le biais d'une révolution sociale[28],[29].
Pour sa participation à la publication de littérature anarchiste à Kuala Lumpur, Goh est interrogé par les autorités britanniques, qui l'expulsent, ainsi que d'autres personnalités anarchistes chinoises[30],[31].
Malgré la répression et la déportation d'individus anarchistes de premier ordre, le mouvement anarchiste organisé continue de croître. En 1919, la Fédération anarchiste malaise est créée et est affiliée à la Société des camarades anarcho-communistes. L'organisation déclare dans son manifeste:
« Liberté, Égalité, Fraternité, Communauté de Biens, Coopération : chacun fait ce qu'il peut et prend ce dont il a besoin. Pas de gouvernement, de lois ou de forces militaires. Pas de propriétaires terriens, de capitalistes ou de classe aisée. Pas d'argent, de religion, de police, de prison ou de chefs. Pas de représentants élus, de chefs de famille, pas de personne sans instruction ou ne travaillant pas. Pas de règles de mariages, pas de grands et de petits, riches ou pauvres, et la méthode à adopter est donnée par organisation des camarades au moyen de centres de communication, par la propagande dans les brochures, les discours et l'éducation, par la résistance passive au pouvoir. Ne payez pas d'impôts, cessez le travail, cessez le commerce. Par la méthode de l'action directe, assassiner et semer le désordre. L'anarchie est la grande révolution. »[26]
L'apogée du mouvement anarchiste
En 1920, des groupes anarchistes opèrent à Penang, Ipoh, Kuala Lumpur et Seremban. Liu Kafei, frère de Liu Shifu, est alors l'un des anarchistes les plus en vue de Malaisie, aux côtés notamment de nombreux d'enseignants[26].
Les écoles chinoises jouent alors un rôle particulièrement important dans la diffusion de la propagande révolutionnaire, ce qui conduit l'administration coloniale à introduire une loi obligeant les écoles à s'enregistrer auprès des autorités. Les Britanniques identifient un renforment des liens entre le Kuomintang et le mouvement anarchiste malais, en partie via les activités du groupe « Shiyan Tun »[25].
Le journal Yi Qunbao continue ses opérations depuis Kuala Lumpur, avec Liu Kafei pour rédacteur en chef. Il y écrit une chronique qui analyse les événements sociaux de l'époque et aborde entre autres les thèmes de la liberté d'expression, de l'éducation et de la Révolution russe. Kafei plaide publiquement l'établissement d'une société anarcho-communiste, fondée sur les valeurs de liberté et d'égalité absolues[32],[33].
En 1921, les anarchistes malais célèbrent le premier mai du pays, qui se poursuit chaque année[26]. De nouvelles revues libertaires sont diffusées à travers tout le pays, et publient notamment des traductions des œuvres de Pierre Kropotkine[26].
En 1923, une branche de la Fédération anarchiste malaise est créée à Penang, qui a établi un lycée afin de fournir une éducation à la population de l'île. Les autorités britanniques surveillent la situation à Penang, interdisant aux principaux anarchistes d'enseigner[16].
L'activité anarchiste prend une importance particulière en 1924, alors qu'un certain nombre d'anarchistes gagnent en notoriété publique à Kuala Lumpur, Ampang, Ipoh, Penang et Seremban.
Bien que l'organisation de la Fédération anarchiste soit restée petite, avec environ 50 membres actifs[34], l'anarchisme est très influent parmi les Malais chinois - en particulier les enseignants et les ouvriers de l'imprimerie[26]. Un congrès national de la Fédération anarchiste a eu lieu en février 1924, au cours duquel sont discutés des questions d'organisation, de création d'écoles et d'accroissement des activités anarchistes[16]. Les enseignants anarchistes militent activement auprès de leurs étudiants et collègues, alors que le nombre de manifestations de rue augmentent.
Des tensions émergent entre les anarchistes malais et la Fédération anarchiste chinoise à Guangzhou, qui n'approuve pas la nouvelle indépendance de la fédération malaise[35]. Certains des participants au congrès sont également été arrêtés par les autorités, forçant des membres éminents à fuir en exil[16]. Néanmoins, la littérature anarchiste continue à être distribuée parmi les ouvriers et les étudiants de Malaisie[36].
En janvier 1925, les anarchistes planifient une série d'assassinats en réponse à la répression coloniale du mouvement. À Penang, une tentative d'assassinat du gouverneurLaurence Guillemard(en) échoue, et de nouvelles autorités coloniales sont désignées comme cibles. La jeune anarchiste Wong Sau Ying déclenche un engin explosif à l'intérieur du protectorat chinois à Kuala Lumpur, blessant deux responsables coloniaux. Wong est rapidement arrêtée et condamnée à 10 ans dans la prison de Pudu(en), où elle se suicide[16],[37].
À la suite de cette attaque, les autorités coloniales britanniques intensifient la répression contre les mouvements de gauche du pays, ordonnant la suppression du Kuomintang et de la Fédération anarchiste. De nombreux militants anarchistes sont arrêtés et déportés.
Ces opérations mettent un coup d'arrêt aux activités du mouvement anarchiste bien que certaines branches du syndicalisme aient continué à avoir de l'influence.
Communisme, nationalisme et lutte pour l'indépendance de la Malaisie
Alors que le KMM soutient activement l'empire du Japon pendant l'occupation de la Malaisie, il voit ses demandes d'indépendance rejetées et le parti est dissous de force par les forces d'occupation[41]. Pour sa part, le MCP crée l'Armée populaire anti-japonaise malaise pour combattre l'occupation, déclenchant une guérilla dans toute la Malaisie[42].
Le retour de l'administration coloniale britannique est récusé par le MCP. Celui-ci crée l'Armée de libération nationale malaise (MNLA) pour mener des attaques contre les colons britanniques. Après l'assassinat par le MNLA de trois agriculteurs britanniques, l'administration coloniale invoque l'état d'urgence en Malaisie, qui déclenche une guerre civile entre la Fédération et les communistes[43]. L'administration dirige une répression contre tous les groupes politiques de gauche, déclarant le PKMM et le MCP illégaux. L'Organisation nationale malaise unie (ONMU), un parti politique positionné à droite, arrive au pouvoir en coopérant avec les Britanniques pour vaincre l'insurrection communiste.
À la suite d'une nouvelle insurrection communiste(en) contre le nouvel État malaisien, le MCP se trouve forcé à réprimer la dissidence interne. Engendrant la scission de nombreuses factions qui s'affrontent[45], le Parti communiste malaisien est définitivement dissous en 1989. La gauche radicale du malaise commence alors à chercher des alternatives au marxisme-léninisme .
Résurgence du mouvement anarchiste
Après une longue période de rémission, l'anarchisme ressurgit en Malaisie au cours des années 1980, comme en témoigne la participation des anarchistes malaisiens à un congrès anarchiste international à Venise en septembre 1984[46].
Une nouvelle vague anarchiste s'installe dans les années 1990, dans le cadre de la sous-culture punk naissante qui se développe dans toute l'Asie du Sud-Est.
La scène musicale punk malaisienne se développe rapidement à Kuala Lumpur, Ipoh et Johor Bahru, avec des groupes comme Carburetor Dung(en) faisant ouvertement référence à l'anarchisme dans leur œuvre[47]. Des groupes anarchistes tels que la Fédération anarcho-punks, Anti-Racist Action et Liberated Aboriginal sont créés. Ces groupes organisent des initiatives comme entre autres la distribution de vêtements, la collecte de fonds pour les résidents locaux et l'organisation d'un service de blanchisserie gratuit. Des fanzines anarchistes sont également publiés et distribués dans toute la Malaisie. Une antenne de l'organisation Food Not Bombs s'installe à Kuala Lumpur et un réseau Anarchist Black Cross s'organise pour fournir de l'aide aux prisonniers politiques.
Cependant, le manque de traductions disponibles de littérature en langue malaisienne et le coût élevé des livres (souvent inabordables pour les Malais pauvres) entravent la croissance du mouvement[47]. Les politiques répressives du gouvernement malais constituent également un obstacle, car les réunions publiques ne peuvent se tenir sans l'autorisation de la police. À cela s'ajoute l'interdiction de la publication d'une littérature considérée comme subversive, ainsi que la surveillance des communications électroniques. La loi sur la sécurité intérieure autorise également la détention préventive sans procès ni inculpation pénale[48].
En 2005, le centre social autogéré Gudang Noisy est créé à Ampang(en). Ce projet devient l'infoshop de la bibliothèque universelle en 2010, après avoir échangé avec de nombreux centres autonomes similaires au Japon, en Allemagne et à Singapour. Renommé Rumah Api, le centre organise des concerts, des projections de films et des débats, ainsi qu'une cuisine pour l'organisation Food Not Bombs. La bibliothèque constitue une collection de livres et de brochures, et initie la publication du magazine en malais Bidas. Les militants travaillant au Rumah Api s'intègrent au mouvement étudiant, attirant la participation aux manifestations du 1er mai de la ville et distribuant des tracts anarchistes. D'autres centres sociaux et infoshops sont également créés, notamment à Trengganu et Bangsar(en)[49].
La massification des manifestations du 1er mai dans tout le pays entraîne un regain d'intérêt pour le mouvement ouvrier et l' anarcho-syndicalisme. Bien qu'initialement critiqués, les anarcho-syndicalistes réussissent à établir des syndicats illégaux dans les usines de toute la Malaisie, dans le but de créer « un grand syndicat(en) » par le biais de la fédération des syndicats de travailleurs malaisiens. Leur attention se focalise en particulier sur le militantisme et l'éducation, avec la création de Kukong Press amenant à la publication de littérature anarchiste en langue malaise. Le Black Book devient le premier livre anarchiste à être écrit à l'origine en malais[47].
Les manifestations du 1er mai se multiplient et se radicalisent.
Lors du rassemblement anti-GST du 1er mai 2015, un bloc anarchiste défile pour protester contre l'augmentation du coût de la vie, la réduction des prestations sociales et l'augmentation des impôts. Alors que les manifestants refusent de se disperser, les anarchistes affrontent la police, qui tentait de saisir la nourriture et l'eau des manifestants[53]. Après l'utilisation par les anarchistes de bombes fumigènes et de pétards, l'attaque d'une succursale de McDonald's avec de la peinture et des jets de pierres sur un bâtiment bancaire, la police utilise des gaz lacrymogènes et un canon à eau pour disperser les manifestants, arrêtant une trentaine de personnes[54].
Cette résurgence de l'activité anarchiste entraîne une nouvelle vague de répression. Le 28 août 2015, un détachement de policiers armés prend d'assaut le Rumpah Api lors d'un concert, confisquant du matériel de musique, des ordinateurs et des livres, et arrête 163 personnes, dont des ressortissants étrangers[55],[56],[57]. Le 24 janvier 2016, lors d'un rassemblement(en) à Kuala Lumpur contre la ratification du Partenariat transpacifique, sept anarchistes sont arrêtés par la police, accusés de dommages matériels[58].
En 2020, pour critiquer la gestion gouvernementale de la pandémie de COVID-19 en Malaisie, des anarchistes de tout le pays coordonnent une série d’initiatives, appelant à la démission des principaux politiciens malaisiens[59].
↑Simon C. Smith, "Rulers and Residents: British Relations with the Aden Protectorate, 1937–59", Middle Eastern Studies, Vol. 31, No. 3 (Jul., 1995), p. 511.
↑John Haywood, Historical Atlas of the 19th Century World 1783 – 1914, Barnes and Noble, (ISBN0-7607-3203-5), p. 22
↑Dentan, « The Semai: A Nonviolent People Of Malaya », Case Studies In Cultural Anthropology, (lire en ligne)
↑David D. Gilmore, Manhood in the Making: Cultural Concepts of Masculinity (Yale University Press, 1990: (ISBN0-300-04646-4)), p. 213.
↑Jean Chesneaux, Le mouvement ouvrier chinois de 1919 à 1927, Paris, Mouton, coll. « Monde d'outre-mer, passé et présent », , 202–203 p. (OCLC954466892)
↑ abcde et fOu Xi (25 January 1927). "南洋無政府主義運動之概況". Minzhong (in Chinese). 2 (1). Archived from the original on 24 December 2012. Retrieved 12 February 2021.
↑British documents on foreign affairs: reports and papers from the Foreign Office confidential print. Part II, From the First to the Second World War. Series E, Asia, 1914–1939. Vol. 26, China, October 1921 - February 1922, Frederick, Maryland, University Publications of America, (ISBN9780890936122, OCLC312123326), p. 72
↑ ab et cYong, C.F. (1 October 1991). "Origins and Development of the Malayan Communist Movement, 1919 – 1930". Modern Asian Studies. 25 (4). Cambridge. p. 627. ISSN 0026-749X. OCLC 5549015117.
↑Huei-Ying Kuo, Transnational business networks and sub-ethnic nationalism: Chinese business and nationalist activities in interwar Hong Kong and Singapore, 1919–1941, Ann Arbor, Binghamton University, , 92–93 p. (ISBN9780549267195, OCLC213415767)
↑Yong, C.F. (1 October 1991). "Origins and Development of the Malayan Communist Movement, 1919 – 1930". Modern Asian Studies. 25 (4). Cambridge. p. 628. ISSN 0026-749X. OCLC 5549015117.
↑Yong, C.F. (1 October 1991). "Origins and Development of the Malayan Communist Movement, 1919 – 1930". Modern Asian Studies. 25 (4). Cambridge. p. 628–629. ISSN 0026-749X. OCLC 5549015117.
↑ a et bYong, C.F. (1 October 1991). "Origins and Development of the Malayan Communist Movement, 1919 – 1930". Modern Asian Studies. 25 (4). Cambridge. p. 630. ISSN 0026-749X. OCLC 5549015117.
↑Michael Burleigh, Small Wars Faraway Places: Global Insurrection and the Making of the Modern World 1945-1965, New York, Viking - Penguin Group, , 163–164 p. (ISBN978-0-670-02545-9)
↑Chin Peng, My Side of History, Singapour, Media Masters, , 467–468 p. (ISBN981-04-8693-6)
↑(it) Ugo Fedeli et Giorgio Sacchetti, Congressi e Convegni della Federazione Anarchica Italiana, Chieti, Centro Studi Libertari “Camillo Di Sciullo”, (OCLC53005857), p. 425